Le vent froid s’engouffre dans la ruelle, il soulève des voiles neigeux qui virevoltent jusqu’à s’amasser contre un tas de cartons. Les gens pressés, emmitouflés dans leur cache-nez, absorbés par la pensée d’un foyer chaleureux qui les attend, ne remarquent pas les cartons.
S’ils avaient pris le temps, ils auraient remarqué que le carton bougeait, non à cause du vent mais parce qu’il y a une âme à l’intérieur. Paulo a construit son petit nid pour la nuit, il fait -7°, -13 ressenti ; alors il est allé au supermarché prendre des cartons supplémentaires. Vêtu de trois couches de vêtements en plus d'une vieille gabardine, Il essaye d’aménager son lit empêchant le zéphyr de pénétrer, chose impossible. Le samu-social est venu lui offrir une place dans un gymnase, Paulo a refusé. Il y est allé 2/3 fois et on l’a volé à chaque fois. Oh ! Pas grand-chose, sa fortune est maigre, mais on lui a pris son portefeuille ; dedans il y avait la photo de sa fille et sa femme, depuis le souvenir de leur visage s’étiole. Bientôt il ne s’en souviendra plus. Il a accepté la soupe que les bénévoles lui ont donné se brûlant en l’avalant trop vite.
Maintenant qu’ils sont partis, Paulo s’installe.
Faisant son nid, il retrace le parcours de ces dernières années. Pas glorieux ! Il se souvient des matins partant au travail. Il embrasse ses deux enfants et sa femme et prend le métro avec son sac en bandoulière contenant le repas du midi préparé par Jeanne ; il le mangera à la cantine de l’usine. Le soir il rentrera fatigué mais heureux de retrouver les siens.
Un jour il est convoqué chez le contremaitre qui lui apprend que l’entreprise a besoin de dégraisser, les polonais « coûtent » moins cher, alors on le remercie. Le dégraissage, son corps va le subir. Il s’inscrit au chômage et attend. Aucune proposition. Petit à petit Les regards commencent à lui peser il se sait jugé même par sa fille. Il entend les reproches de sa belle mère au téléphone avec sa femme. Ses voisins le regardent d’un autre œil comme s’il n’était plus fréquentable, que le chômage était contagieux. Comment a-t-on pu lui inoculer ce sentiment de culpabilité? Alors il dégringole. Après deux ans d’errance dans l’appartement, sans ressource, il ne veut plus être une charge. Il prend une petite valise et part.
Voila sa vie résumée en quelques lignes. Il va connaître la vraie errance, celle où la déchéance annihile la fierté, il fait la manche, dort dans la rue. Aujourd’hui il n’a même plus de papiers. Le sommet de la décrépitude arrive lorsque tu n’es même plus un numéro dans la société, tu coupes le dernier lien avec les humains et tu rejoins le monde animal.
Paulo engoncé dans son habitacle reste les yeux ouverts, il a peur !
Ce matin à la télé Bruno Le Maire tout frais rasé, costard cravate déclame ses vérités à l’interviewer. « Il va falloir faire des économies drastiques dans le service public pour rembourser la dette ! » le journaliste acquiesce. Des économies cela fait 20 ans qu’ils en font, ils ont détruit, laminer le service public. Ils ont donné des milliards aux grandes entreprises qui délocalisent, génèrent des chômeurs, de la pauvreté. On nous parle de ruissellement, encore un nouveau mot, un élément de langage, les managers sont forts dans la rhétorique, ils inventent des nouveaux mots pour araser les choses. On ne parle plus de licenciement mais de restructuration, c’est plus propre, les employés deviennent des collaborateurs. La finalité reste la même. Où sont passés les milliards que nous, contribuables, donnons. Paulo crève dans son carton le ruissellement ne l’atteindra pas.
Une démocratie peut elle générer huit millions de pauvres sans se poser les bonnes questions. On se gausse de mots républicains comme « Liberté, égalité, fraternité » Paulo pourrait se révolter, il a tout bien fait ; pourtant il est sur le trottoir avec au-dessus de lui cette devise gravée sur le fronton de l’école. Pourquoi a-t-on inventé ce terme de « travailleur pauvre » ? C’est inacceptable. Paulo, lui, est réduit à un sigle « sdf », vite dit pour ne pas s’y arrêter. On en parle de temps en temps mais entre deux infos, comme une virgule, pour reprendre le souffle de l’actualité. Pour les bien pensant c’est un empêcheur de bien vivre Paulo; il fait tâche dans le paysage ; il n’avait qu’à traverser la rue pour trouver du boulot.
Un pays ayant 300 000 sans abris peut-il être nommé pays riche et évolué. Riche pour qui ?
Quand Bruno Le Maire nous parle d’économies combien de gens va-t-il mettre à la rue ? Je ne lui donne pas mes impôts pour qu’il laisse nos semblables au bord de la route, sur le trottoir. Je n’entendrais aucune excuse. La mondialisation, l’ultra libéralisme jette les gens dont il n’a plus besoin et s’en va faire du profit ailleurs, laissant sur le carreau ceux qui ont participé à la création de ces entreprises. Ces monstres qui en veulent toujours plus. Ces lamineurs de vie.
Dans son carton Paulo a toujours les yeux ouverts, il a froid, il a peur. Peur de s’endormir et ne pas se réveiller.
Peur de s’en aller inconnu.